Se faire une place là où l’on n’en a pas

« La vie est bien trop courte pour perdre son temps à se faire une place là où l’on n’en a pas, pour démontrer qu’on a ses chances quand on porte tout en soi, pour s’encombrer de doutes quand la confiance est là, pour prouver un amour à qui n’ouvre pas les bras, pour performer aux jeux de pouvoir quand on n’a pas le goût à ça, pour s’adapter à ce qui n’épanouit pas. La vie est bien trop courte pour la perdre à paraître, s’effacer, se plier, dépasser, trop forcer. Quand il nous suffit d’être, et de lâcher tout combat que l’on ne mène bien souvent qu’avec soi, pour enfin faire la paix, être en paix. Et vivre. En faisant ce qu’on aime, auprès de qui nous aime, dans un endroit qu’on aime, en étant qui nous sommes, Vraiment ».
Alexandre Jolien

Normalement je n’aime pas les citations. Non que je pense qu’un philosophe ou un penseur n’ait rien à m’apprendre, mais tout simplement parce que ces dernières, partagées à tout va sur les réseaux sociaux sont devenues un phénomène de mode et leur but premier à savoir nous faire réfléchir ou nous remettre en question a cédé la place à la possibilité donnée à chacun de palier à un manque flagrant d’esprit et de créativité en faisant parler des auteurs à leur place.  

Et comme toute consommation de masse toutes ces phrases finissent par se ressembler.  Le message véhiculé actuellement est donc grosso modo le même et celle que je cite va dans ce sens : se rendre compte que la vie c’est beau, que l’on passe à côté en se prenant la tête pour rien et qu’il est urgent de retourner à l’essentiel, le tout en quatre ligne maximum.

A cela s’est greffé les auteurs amateurs qui ont surfé sur le succès des citations pour placer leurs propres créations qui ne se distinguent pas toujours par leur pertinence. C’est simpliste voir complètement idiot. J’en ai vu une récemment qui disait « ne remettez pas le bonheur à plus tard ». Après la musique d’ascenseur qui te permettait d’avoir un bruit de fond sans vraiment remarquer que c’était de la musique, voici la réflexion « cerveau sur pause » qui te donne l’occasion de croire que tu viens de t’ouvrir à une grande vérité sans avoir à réfléchir une seule minute. Effet « C’est tellement vrai ! » garanti.

Mais oui c’est maintenant qu’il faut être heureux…. Trouve la joie dans la banquise qui fond, dans ton divorce ou ton licenciement, parce qu’on ne sait jamais, demain il sera peut-être trop tard, tu peux te faire renverser par un bus et regretter….. de ne pas avoir été renversé avant.

Sans comparaison aucune, la réflexion d’Alexandre Jolien m’a parlé. Pas forcément dans son intégralité car cette aspiration à l’harmonie, si elle est séduisante au premier abord, me paraît illusoire. A moins de vivre coupé du monde avec son entourage sous LSD, nous mènerons d’innombrables luttes qui n’en valent pas la peine, notre vie sera parsemée de combats où les échecs seront beaucoup plus importants que nos victoires, et nous tomberons forcément amoureux de personnes qui nous le rendent mal.

C’est notre lot. Et si l’envie masochiste de répéter nos erreurs ne nous saisit pas– ce qui est souvent le principal problème – nous pourrons peut-être en tirer profit pour évoluer. Selon certains, c’est même l’unique but de notre présence terrestre.

On est d’accord, l’avancée globale de l’âme humaine ne saute pas aux yeux, mais si on nous disait que nous sommes apparus sur terre pour en prendre soin, le suicide collectif s’imposerait…. Alors si on enlève l’hypothèse que la vie est un incroyable hasard qui n’a aucun but en soi mise à part de nous apprendre les nombreuses déclinaisons du mot perfidie, la théorie sur l’évolution me paraît de loin la plus sensée.

Donc si le message général véhiculé par Alexandre Jolien ne me parle pas plus que cela, la première phrase « perdre son temps à se faire une place là où l’on n’en a pas » m’a interpellée parce qu’il s’avère qu’elle est arrivée au moment où je suis tombée sur des photos datant de l’école. Ces photos avaient été prise lors d’un spectacle où l’on avait l’occasion de présenter des activités annexes que l’on avait faites durant l’année scolaire comme par exemple la couture, la musique ou le théâtre. La couture n’était pas mon fort, j’ai compris cela à 6 ans, le jour où l’institutrice qui venait de nous apprendre l’art de la maille à l’endroit était restée résolument muette lorsque cela avait été mon tour de lui montrer à quel point j’avais compris le concept. Les camarades qui m’avaient précédé avait eu droit à un encourageant « et tu m’avais dit que tu ne savais pas tricoter !». Je ne sais plus si j’avais réussi à faire ma maille ou pas, mais apparemment, ma méconnaissance du sujet était suffisamment limpide pour ne pas la remettre en question, ne serait-ce que pour me flatter. J’ai donc vite abandonné, et à ce jour, mon manque d’aptitude ainsi que mon désintérêt total pour toutes formes de travaux manuels se maintient.

Qu’importe, j’avais une bonne élocution, un solide sens de l’humour et de l’esprit, les gens me répétaient qu’il fallait absolument que je fasse du théâtre, je me suis donc lancée. J’ai d’ailleurs un peu déchanté quand je me suis rendu compte par la suite que tous mes camarades de jeu, certes excentriques mais sans grand talent, avaient eu la même remarque que moi.

Quand je dis que l’on m’a encouragée à faire du théâtre, cela n’incluait pas mes parents pour lesquels j’aurais pu repeindre la chapelle Sixtin avec les pieds et qui y auraient vu un sympathique loisir. Si j’ai développé une faculté très jeune, c’est celle de définitivement abandonner d’obtenir leur reconnaissance.

Ma maman me fait d’ailleurs lire plein de chroniques et autres articles qu’elle trouve sensationnels sans connaître aucune de mes créations mise à part les éloges funèbres ou les discours de baptêmes. Et elle a attendu le jour où j’ai décidé de me faire enlever un tatouage que j’avais depuis plus de 15 ans pour me dire qu’elle le trouvait joli. C’est comme ça dans ma famille, on a le compliment pudique.

Une fois j’ai demandé à mes parents pourquoi ce manque d’empressement à vanter mes qualités alors qu’ils n’avaient aucun mal à énoncer celles du voisin. Ils m’ont répondu qu’ils voulaient éviter je sois prétentieuse, ils détestaient les gens prétentieux. Cela a très bien fonctionné.

Je ne leur en tiens pas rigueur car l’éducation est un domaine suffisamment complexe pour qu’on le prenne dans son ensemble et que s’arrêter sur chaque point serait faire un faux procès, cependant, aux vues de mon expérience, si j’ai des enfants, je promets que dès qu’ils feront quelque chose qui sort un tout petit peu de l’ordinaire je commanderai une fanfare et je sabrerai le champagne. Car la modestie ne sert à rien, mise à part laisser le champ libre à tout un tas de gens, souvent communs, de briller à votre place.

Pour en revenir aux photos du spectacle de l’école, passé le moment à essayer de reconnaître les gens et par la même occasion se demander ce qui s’était passé au niveau capillaire durant les années 90, des souvenirs me sont revenus. Durant cette soirée j’avais joué dans ma première pièce de théâtre. Ça s’appelait « Roméouche et Henriette ». Rien que le titre ça part mal, ça sent la pièce beauf qui va faire rire essentiellement des gens qui seront trop contents d’avoir compris la blague.

Dans les faits, l’idée générale était une parodie de Roméo et Juliette avec la famille de Roméouche qui finissait toutes ses fins de phrases en « ouche » celle d’Henriette qui les finissait en « ette », à cela s’ajoutait un facteur qui lui finissait ses phrases en « eur ». On peut se demander pourquoi avoir changé Juliette par Henriette étant donné que les 2 prénoms ont exactement la même terminaison. Peut-être pour se démarquer de son illustre prédécesseur. L’auteur aurait pu s’épargner cette peine, la différence était notable. Poussif, pas drôle et mal écrit, même Sarah Bernard n’aurait rien pu faire de ce texte. On rajoute à cela comme metteurs en scène, une professeur qui se rêvait tragédienne et un acteur amateur de 75 ans qui s’illustrait par ces trous de mémoires lors de la pièce annuelle du village, le tableau est posé. J’interprétais Henriette, j’avais 4 répliques à placer, ma prestation avait été atroce.

Mes 13 ans ne m’ont pas permis à l’époque d’avoir le recul nécessaire afin de me pardonner de ne pas atteindre l’excellence sur une pièce aussi insignifiante.  J’ai mis des années avant d’oser remonter sur scène et durant ce laps de temps j’avais appliqué un principe que je m’oblige toujours à suivre : si tu as une passion dans laquelle ton talent ne saute pas aux yeux et qu’un public est impliqué : change de passion.

Ce n’est que 5 ans plus tard, avec un texte qui tenait la route et un metteur en scène dont c’était le métier, que mes capacités se sont révélées beaucoup plus prometteuses.

Outre ma contre-performance scénique, le ressenti qui m’a envahi à la vue de ces photos, c’était celui de ne pas avoir à ma place et effectivement cette impression avait prédominé les mois de répétitions qui avaient précédé cette funeste parodie. Le contraire aurait peut-être été étonnant, car ce passage obligé qu’est l’adolescence n’est pas réputé pour nous imprégner de joie et d’harmonie. Mais au lieu de m’en débarrasser comme le tout un chacun, ce sentiment, s’il a pris des formes diverses, m’a poursuivie comme une chanson qui vous insupporte et qui se loge dans votre tête pour y tourner en boucle.

Non que j’aie du mal à m’intégrer en société – cela n’est d’ailleurs pas très compliqué en tant que femme, il suffit de montrer un peu d’attention à l’autre et vous vous retrouvez avec un réseau non désiré très étendu – je pense juste à une certaine dissonance, une difficulté à me retrouver en phase avec mes congénères.

Alors, est-ce perdre son temps que d’aller là où, objectivement ou non, on n’a pas sa place ?

Peut-être que la question se poserait si tout cela était un choix, ce qui ne me semble pas le cas. Car même quand nous pensons être totalement aux commandes, c’est bien notre inconscient, ce petit farceur, qui gouverne le 90% de notre vie, et selon l’éveil que nous avons sur notre histoire personnelle nous pouvons nous retrouver dans des situations plus ou moins agréables. On ne le dira jamais assez : la psychothérapie peut être utile et pas seulement lorsque vous entendez les murs vous parler.

Ce même inconscient qui, perfidement, m’a fait me battre beaucoup plus que de raison pour des gens qui me confortaient dans mon complexe ou alors basculer dans l’excès contraire et évincer systématiquement ce qui pouvait représenter un danger, même minime.

Tout cela a un temps car si la jeunesse permet de s’accorder le luxe du drame, vient le moment où l’expérience nous apprend à faire la différence entre ce qui a de l’importance et ce qui n’en a pas. Alors si je ne renie pas le chemin parcouru qui m’a permis de devenir qui je suis, je sais qu’il est venu le moment où tout cet inconfort finit par atteindre son but et m’amène exactement là où je devais être.

Sans que je me demande si j’y ai ma place ou pas.

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