L’album photo

« Elle m’a dit que c’était fini, qu’elle me quittait car elle ne voyait pas d’avenir avec moi et elle a ajouté que quand je conduisais, j’allais trop vite dans les giratoires.»

Ces mots ont été prononcés, entre deux sanglots, par un collègue avec lequel mes échanges se limitaient aux politesses d’usage. Quelques minutes avant, il était venu vers moi en me disant tout de go avec une mine déconfite qu’il n’allait pas bien. J’allais émettre l’hypothèse d’une indigestion quelconque – pour une raison qui m’échappe, les gens adorent venir me raconter leurs problèmes de diarrhée – mais il a enchaîné pour en arriver à la rupture et au giratoire.

J’avoue que j’en ai entendu des récits de séparations, de divorces calamiteux, j’ai souvent été bien malgré moi la confidente de longues litanies de reproches relationnels en tous genres, mais que quelqu’un mentionne à cette occasion la divergence sur la conduite d’un véhicule, ça c’était une première.

Alors d’accord, ce collègue en question est un apprenti conducteur de bientôt 40 ans qui a échoué 3 fois à son examen pratique. J’ai assisté à un départ lors de l’un de ses cours d’auto-école, il a démarré et calé 3 fois de suite. Ça faisait plus de 2 ans qu’il prenait des cours.  Je n’ai donc pas eu de peine à l’imaginer entrer dans un giratoire sans que l’on sache vraiment comment il allait en ressortir…. Mais de là à l’utiliser pour le quitter…. Elle a fait fort. Lui aussi en me le rapportant tel quel sans filtre.

Le tragi-comique de la situation m’a fascinée. J’adore l’humour noir dans les ruptures. Certainement par vengeance, car en la matière je n’ai aucun conseil à donner, étant une de personnes qui a le moins bien vécu la sienne. Et je doute, bien des années plus tard qu’elle soit digérée ou qu’elle ne le soit jamais. Alors que les autres semblent si bien « tourner la page » ou « aller de l’avant », un mot, une situation me donne souvent l’impression, telle la Madelaine de Proust, que le temps n’a eu aucune emprise et que tout s’est passé hier. Le point final semblant obstinément hors de portée.

A l’époque, j’avais mis toutes les chances de mon côté afin d’éviter de pleurer toute seule chez moi en écoutant du Lara Fabian. J’avais payé un psy très cher afin de pleurer accompagnée.

Je n’avais rien d’insoluble, des cas comme moi, il avait dû en avoir des centaines. Son approche fût donc celle maintes fois utilisées : m’expliquer que d’accord j’avais l’impression qu’on m’avait planté un couteau dans la poitrine afin de réduire mon cœur à du hachis parmentier, et que la sensation devait être certes désagréable et inconfortable mais que, pas de panique, j’allais m’en remettre. Et pour illustrer ses propos il s’est lancé dans la délicate analogie de ma situation à celle d’un deuil.

Je ne sais pas d’où il avait pensé que cela pourrait m’apporter un quelconque réconfort. Avouons-le, quand on compare quelque chose, quoique ce soit, à la mort, ça part mal. « ne vous inquiétez pas, si vous vous si sentez mal c’est normal, c’est simplement parce que votre relation est morte.» c’est rare que cela apaise. Moi qui pensais qu’on allait décortiquer mon enfance afin de savoir ce qui ne jouait pas chez moi, trouver un lourd secret et que dès lors tout irait mieux comme dans les témoignages de talk-show, voilà que je me retrouvais à donner la réplique à un employé des pompes funèbres. J’ai profondément regretté à ce moment-là de ne pas être une dépressive lambda, qui se gaverait de médicaments ou toutes autres substances sédatives. Ça ne règle pas mieux les problèmes mais au moins tu n’es pas obligée de parler à quelqu’un qui te dit des phrases comme « d’autres choses qui vous viennent en tête ? » alors que tu as passé ta séance à lui expliquer que tu ne t’en sortirais jamais et que tu mourras seule et abandonnée et que le plutôt serait le mieux. Donc mise à part cela, à bien y réfléchir, non, rien ne te vient en tête. Cette même séance où tu te seras épongé le nez avec le dos de ta main car comme d’habitude ni lui ni toi n’avez des mouchoirs. D’ailleurs à chaque fois tu le verras noter dans son petit carnet « acheter des mouchoirs » avec toujours la même remarque « J’ai eu beaucoup de patients qui souffrent de dépression saisonnière, il faut absolument que je refasse mon stock. Vous n’imaginez pas le nombre de personnes qui dépriment au printemps/en automne ».

Je vais faire un petit aparté pour expliquer mon état d’esprit à ce moment-là. Mon frère a eu plusieurs accidents sérieux dont un où il a fait quelques jours de coma.

Durant cette période et même les années qui ont suivi – j’avais bien dit que j’avais un peu de peine à digérer les épreuves de la vie – si quelqu’un venait vers moi pour se plaindre de maux de gorges ou d’autres choses certes fâcheuses mais futiles, bien qu’il n’y puisse rien, bien que moi aussi je me plaigne souvent de choses complètement bidons, et bien malgré tout cela, je devais redoubler d’effort et prendre de grandes inspirations afin de ne pas lui expliquer en termes peu charitables que son problème n’en était pas un. Les années ont passé, maintenant on peut me parler de tout – et en la matière je suis servie – sans que je fasse des bons, mais dans la tourmente, ma compassion est limitée pour dire inexistante.

Donc pour en revenir à la phrase de mon psy, de savoir que des gens dépriment parce que le soleil va se coucher à 18 heures au lieu de 19 heures, alors que je pensais que ma vie était finie, sur le moment je n’ai pas eu envie de creuser le sujet.

Outre les détails d’un deuil, j’ai aussi eu droit aux métaphores, afin de m’expliquer de manière imagée à quel point les choses allaient s’arranger.

« pensez que plus tard vous regarderez tout cela comme on regarde un album photo. On le feuillette, on le referme, on le range.»

Tout devait se régler de manière si simple. Je me rappelle que déjà à l’époque, je savais que ça ne se passerait pas comme cela. Je ne le payais pas pour dézinguer son argumentation, et à dire vrai je n’en avais pas l’énergie. Je m’étais donc tue.

Mais l’album n’a jamais été consulté de manière détachée et sereine. L’album m’a maintes fois giflée face à mon incapacité à faire comme tout le monde : oublier et avancer.

J’aimerais dire que j’en suis sortie grandie, que si je n’étais pas passé par là je ne serai pas la personne que je suis maintenant. Certainement. C’est ce qu’on dit en général face au revers de la vie. Certains ajouterons même que si c’était à refaire, ils feraient exactement pareil. Pas moi, si c’était à refaire, je choisirai le chemin le plus simple où tout marche comme escompté. A l’évolution de mon âme je préférerais la paix de l’esprit.

Bien plus tard, alors que ma thérapie était terminée depuis un moment déjà, au hasard d’une petite croisière avec mon neveu et ma nièce, je me suis retrouvée sur le même bateau – au propre pas au figuré – que mon psy. Autant dire que je l’ai vu avec un plaisir mitigé. La personne à qui vous avez confié vos failles – et qui n’en a finalement pas fait grand-chose –  ne devrait jamais exister au-delà de la porte de son cabinet.

Il était là avec sa femme. En le voyant partager une journée de détente dans le confort serein que les décennies de mariage heureux lui avaient procuré, j’ai réalisé que malgré ses connaissances, malgré sa bonne volonté, malgré son envie manifeste de m’aider, nous ne nous étions jamais compris.

Arrivant gentiment à l’âge de la retraite et dans une partie de sa vie ou malheureusement on perd plus de gens qu’on ne voudrait, peut-être comprendra-t-il ces patients inconsolables, ces désespérés au cœur brisé, pleurant leur amour perdu.

Et à ce moment-là, je lui souhaite du fond du cœur que quelqu’un lui donnera des mouchoirs, sans lui parler de la dépression saisonnière. Ou d’albums photos.

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