Tout devait bien se passer

du moins dans mon imagination. Je quittais un endroit que j’étais censée détester pour aller pas vers du mieux ou plutôt du moins pire. Je devais, comme je l’avais maintes fois répété : partir sans me retourner.

Tout commença avec l’état des lieux de mon nouvel appartement. J’arrive tendue car je n’avais pas pris des heures pour visiter cet endroit. Je cherchais un appartement, je n’avais pas envie d’en visiter 15 sachant pertinemment que je n’allais pas y faire ma vie. Je l’avais vu une seule fois un soir de janvier, après un passage éclair qui démontrait tout l’intérêt que je portais à cette affaire.
A mon arrivée, la locataire partante (celle qui se met en ménage), assise par terre comme en punition car personne à qui raconter sa vie, attendait en compagnie de la dame de l’agence immobilière qui était en train de faire l’inventaire d’un appartement qu’elle découvrait. « Je suis désolée, nous ne sommes en charge de cette propriété que depuis novembre, je ne la connais absolument pas alors ça risque d’être un peu long. » Je me retiens de lui dire que nous sommes en avril, qu’elle a donc eu 6 mois pour faire le job pour laquelle elle est payée à savoir : connaître ce qu’elle loue, que moi-même qui rend un appartement, j’avais dû me tenir à disposition pour le débarquement de l’épouvantable personne de ma régie dans les trois jours qui suivait ma résiliation. Que cette dernière m’avait dit d’un air hautain « ben faudra nettoyer » en regardant mon balcon ruiné par des années de luttes perdues avec des pigeons, comme si cela avait été mon souhait profond de me faire réveiller tous les jours à 5 heures du matin par ces horribles volatiles.
Non je ne dis pas tout cela, je fais un demi-sourire tendu – hochement de tête – yeux qui en disent long et je la laisse continuer. « Ah tiens, il manque le pose savon et le verre à dents ? Vous l’auriez voulu ? (air déçu, puis mollement) Bon ok je vais en commander, mais il faudra qu’ils soient là quand vous rendrez l’appartement par contre. »
Cela faisait deux jours entiers que je remplissais seules mes cartons dans une ambiance morose. J’étais fatiguée et lasse. Je n’ai même pas eu le goût de lui répondre (ce qui d’habitude fait mon charme) « Ah bon ? et je n’ai pas le droit d’emporter la cuisine et le carrelage non plus à mon départ ??? Et ben mince. Je me contenterai de démonter les murs. »
L’inventaire continue. Je trépigne sur place en voyant le mobilier qui est resté: des rideaux que j’ose toucher uniquement avec un mouchoir tellement ils sont imprégnés d’un produit gras indéterminé mais qui laisse une odeur tenace sur les doigts, une planche à repasser, une truelle ( ?), un four.
« Oh ça c’est le locataire avant moi qui a laissé » m’annonce ma prédécesseur, toute contente qu’on lui adresse la parole, même avec mon expression loin d’être amicale.
Je commence à respirer fortement, vider mon appartement ne sera pas une petite affaire, je n’avais pas prévu d’en vider deux. « Oui et bien je n’en veux pas, on n’enlève tout ça. Et pourquoi un four ? » « Ah je ne vous avais pas dit ? la cuisine n’en a pas, alors le propriétaire a mis celui-là en remplacement, mais je l’ai ouvert et refermé vu l’état. Vous pouvez essayer si vous voulez. » Ma tolérance à la saleté étant bien moins supérieure que la moyenne, je ne prends même pas la peine de le regarder. « Non ça ira, pas envie d’attraper une hépatite dans l’immédiat… on le dégage je ferai sans. »
Je passerai rapidement sur ma rencontre avec le propriétaire, alors que je descends les escaliers, le four dans les bras. Grand gaillard, charpentier au nez rouge pour qui rien n’est un problème et qui « oui oui » ira à la déchetterie pour débarrasser ce que je ne veux pas, « demain ! » « posez ça là. » Par « là », entendez le chemin qui mène à la maison et que tout le monde emprunte, et par « demain à la déchetterie », entendez dans un mois, voire une année.
La visite se termine, par une grange qui devrait me servir de cave, si la locataire avec laquelle je dois la partager ne l’avait pas entièrement annexée comme son dépotoir privé.
S’en est trop, j’ai mes clés, je signe un état des lieux que je ne lis pas, je veux rentrer. « Vous avez oublié de fermer l’appartement ! Vous êtes chez vous maintenant » me rappelle le propriétaire tout content. Cette dernière phrase m’achève, je tentais d’oublier ce sinistre « détail » depuis une bonne heure déjà.

Je rentre et sanglote toute la soirée, je réalise que l’appartement tant décrié que j’occupais jusqu’à ce jour, et dans lequel j’avais emménagé en catastrophe il y a 12 ans après une rupture, ne sera pas si facile à quitter. Il est tout une partie de ma vie d’avant, il fût témoin de joies, de gros chagrins, de sauts en chute libre et de reconstructions. Il est physiquement ce qu’il me reste de mon passé avec ce que j’ai mis dans ma cave, comme suspendu dans le temps, des photos, des lettres, un four à raclette emballé dans un linge que je n’ai jamais retouché et une cuisinière en inox (qui elle, contient un four) flambant neuve dont je n’ai jamais eu l’utilité et que personne ne veut.
Cuisinière que je n’aurais plus d’endroit où caser, ma zone de rangement commune étant annexée.
Je me bloque, me focalise, je sens ma vie qui m’échappe et ça m’est insupportable, je veux que tout reste comme c’était. Ma cave devient mon unique source de préoccupation. Ma cuisinière devient un enjeu pour laquelle je pourrais déclencher une guerre.

J’appelle une amie pour essayer d’arrêter de renifler quelques minutes. « Mais oui c’est dur » me dit-elle. « Le déménagement est parmi les trois facteurs de stress principaux tout de suite après le divorce et le changement de travail. Et prépares toi. Demain vous allez tous vous engueuler! Je ne parle plus à mon meilleur ami depuis mon déménagement. »
Ça tombe bien, ma famille (qui vient m’aider pour l’occasion) et moi n’avons pas besoin de cela pour avoir des tensions.
Ça ne m’apaise pas, je raccroche.

Jour du déménagement. Mon frère, qui vient de se remettre d’un très grave accident de la route, et que je traite comme un objet précieux depuis, est la première personne que je vois. « S’il te plaît quand on ira déposer mes affaires dans le nouvel appartement, ne dit rien, c’est une catastrophe (moi et mon sens de la mesure), j’ai pleuré toute la nuit. » Mon frère est professeur des sciences et mathématiques. Ce qui veut dire qu’après une révélation pareille, il est impossible que je m’en sorte sans suite. Il veut savoir exactement pourquoi j’ai pleuré et mon plan détaillé pour y remédier. Dans certaines situations critiques, se taire est souvent salutaire et reposant, j’aurais dû m’en souvenir pourtant.

Mon père arrive. Mes états d’âmes, il s’en fiche, ce qui le préoccupe c’est qu’il avait décidé de débarrasser mon lit en premier et que ce dernier est entouré de carton. Première tension.
C’est vrai. À quoi ai-je pensé ? J’aurais dû mettre mes 6 cartons et 5 sacs Ikea dans le couloir de l’immeuble. Etant donné que les quelques minutes où on a eu le malheur de laisser une lampe sans surveillance en attendant de la charger dans le camion, on se l’est faite voler, ça donne une idée de l’ambiance.

Ma mère, d’un soutien sans faille, fait son apparition avec ses gants ménage et toute la panoplie pour rendre mon ancien appartement flambant neuf. Manque de chance quand on va passer une journée dans la poussière, elle souffre d’un des pires rhumes de son existence. Elle tousse, crache, éternue, renifle. Elle envoie des SMS à sa sœur qui est avec nous en pensée à défaut de tenir le balai brosse, répond aux appels téléphoniques de ses copines. « J’aide ma fille qui déménage. » dit-elle fièrement. Elle n’oublie jamais de mentionner que mon futur appartement est petit et « qu’il va falloir tout caser » avec un air incrédule. Effectivement, mes appartements font la taille de leur chambre à coucher. J’ai de petits appartements, ils ont une chambre à coucher gigantesque qui était ma chambre, adolescente. J’ai méchamment rétrogradé.
Entre deux coups de chiffon sur le vitrocéram, je lui explique ma triste vie, dans le désordre. Ma cuisinière inox, mon passé qui est dans ma cave, le nouvel appartement « qui est nul ! », l’annonce quelque jour avant que le cruel cancer d’une amie proche devient incontrôlable, tout y passe.
« tu tu com comprends, ça ça ça tom tombe au pire mo mo mo ment ». On oublie à quel point le timing est essentiel quand on meurt. Je ne suis pas sûre que ma mère comprenne toute la cacophonie de mon cerveau, mais on peut toujours compter sur elle pour trouver la vie exécrable et citer des phrases de grands philosophe dépressifs.

La journée avance dangereusement. Mon père s’impatiente. « Tes clés de voiture sont où, je dois aller mettre qqch dedans ! Et tes clés de caves ? Et celle du garage ? » A force de rentrer, sortir, changer d’appartement, que l’on me pose 4 questions à la minute, toutes les clés que j’avais savamment rangées sont mélangées, et mon frère en partant a oublié de me rendre les doubles qui sont restés dans le camion de déménagement. Je lui donne un monticule de clés dont je n’ai absolument aucune idée de ce qu’elles ouvrent.
Les heures s’égrènent. Mon père fait des allers et retours et se fend de conseils ménagers en enfonçant des portes ouvertes. « Vous savez, je pense qu’il faut tout déblayer pour faire les sols, c’est comme ça que l’on nettoie. » J’ai le souvenir d’avoir vu mon père faire le ménage une seule fois dans sa vie. Et il avait mon frère et moi comme esclave pour lui soulever les meubles alors qu’il passait l’aspirateur au triple galop. Ma mère et moi nous taisons. Oui on sait que l’on doit débarrasser les sols. On s’y attaquera quand on aura fini la salle de bain et la cuisine qui n’avaient jamais vu de produits anti-calcaire efficaces jusqu’à ce jour. J’ai pris depuis la ferme décision de me contenter du « bio » pour ma nourriture et plus pour faire le ménage.
Mon père prend le dernier carton que j’ai assemblé le matin même à la va-vite. Mal assemblé, forcément. J’en ai fait quatre correctement, il fallait que je rate celui-là. Le fond du carton s’effondre sous le poids de la machine à café et des 156 autres choses non triées que j’ai rechigné à emballer le jour précédent. Mon père soupire. Prend mon sac à main mal fermé qui se renverse juste à côté. Il ne soupire plus et me fait un regard noir, remet les choses en vrac, sans regarder, dont mes clés de voiture qu’il range au fond du carton. Quand je les chercherai quelques minutes plus tard à deux doigts de la crise de nerfs, ce sera ce moment que choisira pour me dire au revoir une des seules voisines avec laquelle j’avais sympathisé. Je suis blanche, transpirante, prête à hurler ou vomir, à choix. J’arrive vaguement à distinguer ce qu’elle me dit, des voisins particulièrement bruyants ont emménagé au-dessus de chez elle. J’essaie de toute mes forces de compatir mais je n’y arrive plus. Je lui fais la bise au beau milieu d’une de ses phrases en lui souhaitant « tout de bon pour la suite. » Elle me regarde médusée, me dit « merci » et s’en va.

Le téléphone sonne. C’est mon frère. « Je suis devant la déchetterie, je fais quoi de ta cuisinière ? »

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