C’est très cérébral tout ça

«On a fait connaissance sur un site de chat il y a deux mois, puis on s’est rencontré. On est tombé amoureux. Maintenant on habite ensemble.»
C’est beau l’amour quand ça vous surprend comme cela et je me serais presque laissée émouvoir si la personne à l’origine de cette tranche de vie ne m’avait pas raconté quelques mois auparavant qu’il allait se marier en me donnant quelques détails sur comment il avait fait sa demande et ses projets d’enfants à court terme. Il va de soi qu’entre ces deux anecdotes, un petit changement c’était glissé. Oh presque rien. Un détail. La copine avait changé.
Il y avait eu rupture avec le deuil de sa relation fait en un temps record, puis reconstruction express qui nous amène aux mêmes projets, même vie et envies, avec une personne différente.
Ce n’était de loin pas le seul qui m’avait surprise dans sa capacité de rebond défiant les lois de la gravité. Les gens semblent avoir tous été éduqués de manière à avoir un plan B en toutes circonstances, encore plus lorsqu’il s’agit des relations amoureuses.
Quelques semaines auparavant un collègue m’avait vanté les qualités des sites de rencontres en ces termes : «C’est génial. Tu établis une liste de critères et après tu filtres. Moi par exemple je n’aime pas les femmes qui fument du coup, ça me permet de faire une sélection. Et tu rencontres du monde. Rien que cette semaine, j’en ai rencontré 3.»
Et ben oui c’est simple, mince, pourquoi je n’y avais pas pensé ? Tu mets tes petites exigences, tes envies, ce qui pour toi est essentiel ou rédhibitoire, et tu te retrouves à boire un verre avec toutes les personnes du site qui pourraient te correspondre. Quand ta vie personnelle devient aussi trépidante qu’un recrutement professionnel ça vend du rêve. J’avais dû passer ce genre de petit test pseudo psychologique pour une multinationale célèbre, plus soucieuse de ne pas se tromper dans le recrutement de ses employés bien cadrés que de ne pas exploiter la moitié de l’Afrique en leur vendant à prix d’or des produits de premières nécessités qu’ils produisent chez eux.
Le questionnaire avait pour but de conforter l’avis des personnes chargées de me recruter. Etais-je potentiellement une bonne poire que l’on pouvait tordre euh une bonne employée motivée ? Ce test allait, c’est sûr, le leur révéler.
Sans avoir un PHD en psycho, avec des questions du genre «comment résistez-vous à la pression ?», il est assez simple de savoir qu’il faut éviter les « avec l’aide mon médecin qui me fait des arrêts de travail en béton » mais que vous devez vous arrangez pour tourner tout ce que vous détestez (à commencer par travailler dans un bureau avec des gens rasoirs à souhait) en un challenge irrésistible qui vous rend toute frétillante rien qu’à y penser. On est d’accord, vous allez bidonner toutes vos réponses. Mais c’est le jeu ma pauvre Lucette. En politique, au travail et dans leur foyer, les gens adorent qu’on leur mente. Cela s’appelle vivre en bonne harmonie.
Je ne dis pas que je ne mens jamais. J’ai été élevée par un père ne laissant que très peu de marge d’erreur et n’ayant aucune tolérance pour la bêtise ordinaire, celle qui devient si courante que plus personne n’y prend garde. Cela a pour conséquence à l’âge adulte d’avoir aussi réduit mon indulgence. Donc si je ne mentais pas avec tous les «je crois que tu ne m’intéresses pas du tout comme être humain» qui me passent par la tête dans mes rapports quotidiens, je n’aurais pas 10 minutes de vie sur cette planète. Cependant, mentir pour être engagée à un job qui me donnait déjà l’envie de me pendre d’ennui rien qu’en parcourant le cahier des charges me demandait trop d’effort.
C’est donc sans surprise qu’une dame des ressources humaines a débriefé mon test très rapidement en décrivant mon profil psychologique avec des termes aussi fouillés qu’un horoscope dans un hebdomadaire à potins pour me dire que je ne correspondais pas à ce qu’ils attendaient.
Si c’était pour lui ressembler après 10 ans dans cette boîte, agitée, boudinée dans des habits passe-partout, avec des sourires qui hésitent à vous trancher la gorge car le simple fait que vous existiez fait de vous une rivale potentielle, je ne pouvais que le confirmer.

Les questionnaires des sites de rencontres sont dans le même esprit. Ils ne vous demandent pas si vous avez un oedipe mal vécu avec votre père, un conflit interne non résolu avec votre mère, un syndrome narcissique de toute puissance ou si votre photo date d’avant votre dernière rupture, celle qui vous a fait sombrer dans une boulimie avec un +50 kg en bonus. Ils se contentent d’une présélection vraiment basic. Donc vous allez siroter pas mal de Cocas en compagnie de personnes plus ou moins équilibrées mais c’est vrai, qui ne fumeront pas.
Pour en revenir à mon collègue, même avec des critères aussi poussés et sélectif sur le plan de la compatibilité et des convictions profondes que d’éliminer toutes celles qui avaient une haleine de cendrier, il avait rencontré tout un tas de femmes avec lesquelles il se projetait. Dont une en particulier où deux jours après le premier verre, il m’annonçait que c’était le match parfait, qu’ils étaient tellement sur la même longueur d’onde qu’ils avaient du mal à se quitter même pour quelques minutes, et qu’il l’avait déjà présentée à ses enfants. Pour se raviser quelques jours plus tard, lorsqu’elle a souhaité mettre fin à la relation de manière assez abrupte, car, d’après lui, « elle n’était pas prête à vivre quelque chose d’aussi fort, ça l’a débordée. »
C’est bien connu, quand on est débordé par un trop plein d’amour on rompt. On fait plein de choses quand on aime trop. On quitte, on délaisse, on trompe avec le premier venu. Tous ces gens qui sous prétexte qu’il/elle leur a fait un coup de travers pensent que leur conjoint est l’antéchrist alors qu’en fait ils sont tellement aimés, c’est ingrat.
Mon collègue en roi du rebond a donc porté tout son attention sur une stagiaire qui venait de commencer, et c’était reparti pour un tour dans sa petite tête dans laquelle amour et s’engager avec la première venue se mélangent allégrement. Tellement de gens auraient besoin d’un bon thérapeute pour mettre un peu d’ordre dans leurs idées. Mais… vivent-ils moins bien que moi qui suis toujours en quête de sens et de profondeur. Cela ne m’apparaît pas clairement, non…
La très grande majorité des gens se remettent très vite d’une rupture. Ils enchaînent les relations, et ils me font perdre mon temps en essayant de me persuader qu’ils ont trouvé l’amour de leur vie. Je suis d’une jalousie sans nom pour cette capacité de voir l’existence comme un parc d’attraction, une ne te convient pas, tu passes à la suivante juste après avoir fait un détour par le stand de crêpes. C’est léger, ça ne porte pas à conséquence. Tout est interchangeable, le contexte reste, seul les figurants changent. Quelle tristesse.
Alors que franchement si on ne vit pas cette délicieuse sensation de manque d’air, de sol qui se dérobe sous nos pieds doublé du ciel qui nous tombe sur la tête avec l’envie de nous nous faire pulvériser par le premier camion que l’on va croiser, à quoi sert une rupture amoureuse, je vous le demande.
Si dans une rupture tu n’explores les bas fond de ton âme tout en augmentant ta connaissance en matière de «aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaah ça fait mal», tu passes à côté de certains plaisirs que les rapports humains peuvent t’offrir, crois-moi sur parole.

Sans l’intermédiaire d’un site de rencontre, mais en le croisant au moment de reprendre nos véhicules, un homme m’a fait du rentre dedans de manière vraiment brutale, sans forme aucune ni esprit. Bien qu’il soit rare dans ce domaine que l’on tombe sur des gens qui mêlent humour et délicatesse, les réseaux sociaux nous ont donnés l’assaut final, en permettant à des personnes qui n’ont rien à dire (mais qui prennent quand même la peine d’assassiner au passage la grammaire, la syntaxe et la rhétorique de base) de se payer le luxe de l’ouvrir. Et dans ce cas précis c’était pour me culbuter.
Là où j’aurais simplement pu répondre «espèce du mufle tu me prends pour qui ? Passe ta vie à donner des rendez-vous à ta main droite, stplait», dans le contexte #balance ton porc, j’ai pris mon bâton de pèlerin pour me fendre d’une petite explication sur la réalité de la condition féminine, afin d’essayer à mon niveau de faire un changement dans son comportement, une prise de conscience. En y allant au cas par cas. Une sorte de porte à porte électoral si vous voulez. J’ai vu pendant mon explication pourtant simple qu’intellectuellement, je le perdais. Un « tu as raison, je ne m’étais pas rendu compte, je vais radicalement changer ma façon de traiter les femmes dès aujourd’hui» était la réaction que j’attendais. Je suis très forte pour ça. Dans ma tête je fais les réponses de mon interlocuteur et je pense à la place des gens.
J’ai beaucoup d’imagination dans mon monde idéal dans lequel les choses tournent souvent en ma faveur. Ce qui m’amène à de cruels revers et déconfitures. Que ce soit en amitié, en amour, ou dans les simples relations de courtoisies on surestime toujours notre importance et la réalité nous apprend l’humilité. On est persuadé que notre ancien grand amour nous regrette et a la larme à l’oeil à l’évocation de notre souvenir et on constate que, non seulement ce n’est pas le cas du tout mais que, un bonheur n’arrivant jamais seul, tout semble aller merveilleusement mieux dans sa vie depuis que l’on en fait plus partie. Ou alors on part du principe que l’on va éclairer le chemin d’un gars lambda qui vous en sera éternellement reconnaissant et au lieu de cela il vous répond textuellement «c’est très cérébral tout ça. J’ai déjà assez à faire avec moi-même. » Je lui ai parlé de quoi déjà, rappelons-nous ? De la théorie de la relativité? De physique quantique? De la vision controversée des théories freudiennes de Michel Onfray ? non…j’avais juste essayé de lui faire comprendre qu’une fille n’était pas qu’une paire de seins et de fesses, avec des mots un peu choisis.
Raté… Parfois devant une bêtise si insolente, il faut être beau joueur et savoir avouer son échec. Et qu’entendait-il par « j’ai déjà assez affaire avec moi-même?». Mystère. Mais à en juger au degrés d’élévation de son âme, je subodore de grandes questions profondes sur la cylindrée de sa voiture ou la fin de la lecture de « Oui-Oui au sport d’hiver ».

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