La prochaine fois tu te tais

J’étais au cinéma avec mon neveu et ma nièce. Nous attendions notre tour pour passer à la caisse quand un monsieur d’un certain âge accompagné de sa femme nous dépassent sans un regard.
Ils venaient de se faire refouler de la file avec accès rapide pour les détenteurs d’un abonnement.
Il y a des moments dans une vie ou l’extrême urgence de la situation nécessite que l’on saute à pieds joints sur les règles de bases de politesse. Votre maison est en feu et vos enfants sont à l’intérieur, vous êtes chirurgien cardiaque et la vie d’un père de famille nombreuse pèse sur vos épaules, on peut comprendre que vous oubliez vos manières pour la bonne cause.
Mais dans un cinéma à midi alors qu’il y a 3 personnes avant vous, ce qui porte le gain de temps de votre larcin à environ 1 minute, on ose espérer que vous ayez suffisamment de jugeotte pour ne pas dépasser une femme avec 2 enfants ou alors, si vous le faites, d’utiliser toute l’étendue de votre vocabulaire pour vous en excuser, ça s’appelle la courtoisie et ça passe toujours mieux. Je sais bien que nos autorités payent des fortunes pour afficher des slogans de sensibilisation qui demandent aux piétons d’avoir l’extrême bonté de penser à relever la tête pour dire « merci » quand un automobiliste les laisse passer ou encore pour nous convier à ne pas monter dans un bus comme un gros bœuf pendant que d’autres sont en train d’en descendre. Basique. Parti de là, ça donne une idée de la politesse générale de la population. Mais j’avais espoir que l’ancienne génération ait encore un peu de savoir vivre. Perdu. Si la foudre devait corriger les idiots, on ne serait pas près de revoir le soleil. (cette phrase est de moi, je la trouve excellent, je dépose un brevet)

On demande aux enfants plein d’actes de politesses que les adultes ne font plus depuis bien longtemps, et si on pense que nos chérubins sont trop petits et naïfs pour s’apercevoir qu’on les gruge, on se met le doigt dans l’œil.
Ma nièce en particulier est très sensible à la notion de justice. Si elle est obligée de faire quelque chose, elle contrôle très sérieusement qu’elle ne soit pas la seule à devoir l’appliquer. Elle remarque absolument tout et elle a une mémoire d’éléphant. En gros aucune chance que quelque chose lui échappe. Et le gène de la face expressive se transmettant semble-t-il facilement, il est très dur pour elle de cacher ce qu’elle pense. Quand le vieux s’est planté devant nous, je n’ai pas eu à tourner la tête en sa direction pour sentir qu’elle me fixait déjà intensément afin que j’explique promptement sur le pourquoi du comment ce type avait le droit de se conduire de la sorte.
« Il en a peut-être pas pour très longtemps » lui dis-je avec un visage crispé qui ne donnait ni le change sur mon état de nerf ni sur l’issue qu’allait prendre les événements.
Misery loves company, forcément que cela n’a pas été rapide, forcément que le malotru avait plein de spécialités, un abonnement de cinéma qu’il s’était sûrement fait voler (tu parles, il l’avait perdu), un nom de famille impossible à prononcer qu’il fallait épeler longuement, une adresse dans le même registre. Ce moment fût aussi agréable qu’une épilation de maillot avec les dents… Jamais essayé mais la comparaison me plaît. Bref un calvaire. Du début à la fin.

Je suis une personne assez sanguine, c’est-à-dire que passé un degré de saturation, je ne raisonne plus vraiment, la colère monte, je ressens des pulsations un peu partout sur le visage et dans les membres puis j’ai la tête qui fait un tour complet sur elle-même comme dans l’exorciste, le vomi vert en moins.
Et quand j’ai une altercation je juge assez vite à la tête de mon adversaire comme ça va tourner.
Il avait la tronche du comte de Champignac dans Spirou et Fantasio, avec l’air aussi avenant que Pol Pot. En résumé : ça allait saigner. Je me suis tournée vers ma nièce en étant la plus calme possible, comme une hôtesse de l’air qui demande gentiment aux passagers de boucler leur ceinture de sécurité alors qu’elle sait pertinemment que dans une poignée de minutes l’avion sera en pièce détachée.
« Va jouer vers ton frère j’arrive ». Mon neveu, s’était éclipsé à l’entrée du cinéma, là où je le pensais, même les éclats de voix ne s’entendraient pas.
Pourtant j’essaie de réduire mes interventions justicières au strict minimum. Je n’en peux plus d’éduquer tout le monde. A la salle de sport où les gens n’ont visiblement pas compris que les machines très étudiées ne sont pas leur 150ème endroit de la journée prévu pour pianoter sur leur smartphone, au cinéma où entre les bouffeurs de pop-corn et ceux qui se croient dans leur salon et qui commentent à tout-va tu dois vraiment tendre l’oreille pour comprendre un mot sur deux de ton film, dans la buanderie de mon immeuble où mon linge sale est trop propre pour supporter l’état infâme dans lequel les autres locataires laissent la machine à laver, bref les occasions d’assister à « moi moi moi j’ai plein d’amis sur Facebook mais dans la vraie vie les autres peuvent crever» sont courantes.
S’indigner est une tradition familiale. Et même si on essaie de s’éloigner de l’exemple que nous donne nos parents, on ne peut que constater devenu adulte que l’on a en partie échoué. Cependant, contrairement à ce à quoi j’ai assisté gamine, je prends un soin particulier à ce que les enfants ne soient pas les témoins de ce qui peut parfois être plus au moins beau à voir et à entendre.
Et j’ai été inspirée.
« Monsieur la prochaine fois que vous mettez 2 plombes à acheter un billet de cinéma, pourriez-vous avoir la gentillesse de ne pas nous dépasser ? »
La suite fût surréaliste. Pour faire court et ne pas perdre mon temps à retranscrire les paroles de ce crétin ni de squatter le vôtre à vous les faire lire, je vais résumer : en me regardant avec un dédain hargneux et faisant preuve d’une mauvaise foi affligeante, le concept général de son argumentation était : j’avais tort, il avait raison.
La discussion (si on peut appeler ça comme ça) a duré quelques minutes, sa femme a déserté discrètement dans les premières secondes, comprenant que ni lui ni moi n’allions lâcher.
Puis il a passé l’entrée du multiplexe et depuis l’escalator quand il était hors d’atteinte, sans me regarder, il a courageusement ajouté « La prochaine fois tu te tais ».
A cet instant, deux solutions se présentaient à moi. Planter mon neveu et ma nièce pour courir le rattraper sur l’escalator et me battre avec un vieux qui devait frôler les 80 ans puis me faire poursuivre pour coups et blessures sur personne en situation de faiblesse « Mais Monsieur le juge, il m’a dépassée au cinéma et en plus il a été malpoli, donc j’aimerais s’il vous plaît que vous baissiez les indemnités que je dois lui verser pour sa tétraplégie, sa nuque étant certainement très friable et aurait cassé avec ou sans cette malheureuse décision de redescendre l’escalator en position horizontale», ou alors, abdiquer et ruminer.
J’ai abdiqué en passant mon film à imaginer des scénarios improbables où cet idiot terminait à chaque fois la tête entre deux briques, mais sans rien avoir à payer, mon crime imaginaire, forcément parfait, étant resté impuni.
Avec la rage que cet événement provoquait en moi, s’invitait dans ma tête toutes ces autres petites frustrations, toutes les fois où l’on doit prendre sur soi et ne rien dire alors que la bonne baffe s’imposerait, ces paroles que l’on doit retenir car inacceptables et compromettantes, ou alors celles que l’on se sent obligé de prononcer par convenance.
Un ami encore cette semaine me disait « je n’ai aucune colère et je lui souhaite le meilleur». Il parlait de son ex-femme qui l’avait planté une année auparavant, certainement car elle avait de bonnes raisons de le faire. Mais, prévoyante, elle avait pris soin de le remplacer par un autre avant de le quitter afin de ne pas partir pour rien et de se retrouver le bec dans l’eau. Les esprits libres et rebelles en matière de couple ont souvent pour frontière le spectre de se retrouver seul comme un con le soir en rentrant du boulot. Et être insatisfait maritalement n’empêche pas certains ou certaines d’avoir une analyse froide et un raisonnement très stratégique afin d’être sûre de sauver en premier lieu ce qui compte le plus : eux-mêmes. Mais elle ne s’était pas arrêté en si bon chemin. Elle avait ajouté avant de partir une petite litanie de doléances qui disait que si elle en était arrivée là c’était de sa faute à lui, que dans l’histoire c’était elle qui avait morflé, que cette décision elle la prenait aussi pour son bien à lui (altruisme quand tu nous tiens) puis elle a choisi ce qu’elle voulait dans le mobilier et elle est partie.
Technique bien connue pour expliquer une fin de couple ainsi que noyer la tromperie ni vu ni connu : mettre la faute sur son conjoint en l’anesthésiant de reproches plutôt que d’assumer sa part de plantage. ça laisse une marge de quelques mois. Après l’autre émerge, se réveille de son coma et comprend qu’il s’est fait avoir, mais sur le moment ça marche du feu de Dieu.
Et cela dit en passant, je reste sensible et concernée mais toute fois un peu mitigée sur le taux de souffrance ressenti par le conjoint adultère quand elle ou il déguste son mojito dans les bras de son amant/maîtresse pendant un weekend d’escapade. Ou alors leur définition du verbe « souffrir » est beaucoup plus exotique que la mienne.

Pour en revenir à mon ami, le cocu s’est bien connu étant toujours le dernier prévenu, contrairement à sa femme, il n’avait pas anticipé que son mariage allait prendre un virage qui l’enverrait promptement dans le décor. Il n’avait pas de plan B. La vie est taquine et trouve des moyens inventifs qui contrarient nos projets et nous obligent à nous retrouver seul en face de ce que l’on craint le plus : nous-même.
Etant sensible aux failles de l’âme humaine, j’ai passé des heures à l’écouter faire ce qu’appellerait un psy « de la rumination stérile », ponctué de moments de fureurs. Je lui ai déconseillé bien souvent d’appeler son ex pour lui dire qu’elle était nulle au lit et que sa sœur, qu’il avait culbutée par vengeance peu après la rupture dans un élan de classe intégrale, était bien meilleure. Tout cela pour que, dans le flot de nos petits debriefings quasi quotidiens on en arrive au fameux « je n’ai aucune colère bla bla bla le meilleur bla bla bla ». « Tu es toujours en colère et au mieux tu ne lui souhaites rien, mais en tout cas pas le meilleur ».
Tout d’abord interloqué par mes propos énoncés avec le débit rapide et enjoué d’une présentatrice météo, ajoutés à ma franchise décomplexée, il essaya de maintenir sa position pour finalement me donner raison. Ce qui me fait dire qu’un jour je dominerai le monde, avec mon trident.

La vague du développement personnel a emporté avec elle nos sentiments les plus naturels. Détournement de la religion où l’Archange Michaël pèse notre âme afin de savoir si nos bonnes actions sont plus conséquentes que les mauvaises avant d’entrer au Royaume des Cieux, les coachs américains ont adapté le concept et l’ont incorporé à la loi de l’attraction afin que l’on n’attende pas d’être mort pour être puni. Sous-entendu, si tu penses du bien tu auras du bien, si au contraires tes pensées sont mauvaises, tout te reviendra en boomerang dans la figure, la réponse du berger à la bergère. On se doit d’avoir de bonnes pensées à tout prix. Même si on n’en pense pas un mot. Et si on est trop bête pour comprendre à quel point c’est important de penser du bien, il est hautement conseillé d’acheter le volume 1 et 2 de l’excellent livre cher à mon cœur « Le Secret » (ou d’un dérivé, ce n’est pas ce qui manque) ainsi que le DVD qui garantira une compréhension totale et sans équivoque tout en ajoutant une petite touche rafraîchissante de témoins 100% dents blanches et sourires vissés qui vous disent à quel point c’est « wouaaaaaah amazing » cette découverte.

Je ne fais pas partie de ceux qui s’obligent à penser du bien. Hérédité psychiatrique certaine, je ne peux pas me payer ce luxe. Je suis obligée de me regarder en face et faire avec ce que je vois sans me raconter des bobards, sous peine de terminer dans une jolie chambre d’hôpital dans laquelle les fenêtres sont fermées à clé. Mes mauvaises pensées je les célèbre en dansant nue autour d’un feu, juste après avoir sacrifié une chèvre. Humour. Noir. Mais plus sérieusement je préfère forcer le trait d’idées qui vont finir par tôt ou tard me lâcher et sombrer dans les méandres de mon oubli plutôt que de les camoufler par d’autres toutes jolies toutes roses bonbons et que ça m’explose à la figure en différé des années plus tard avec en cadeau bonus l’addition des actes stupides censés compenser l’ambivalence. La réalité déteste qu’on l’esquive et nous le fait payer parfois très cher.
Autant que faire se peut j’essaye d’éviter de me fourvoyer, et j’ai tendance à ne pas pouvoir me retenir d’inviter les autres à faire pareil. Avec un succès mitigé. Mais je suis quelqu’un d’obstiné.

Et contrairement à ce que mes lignes précédentes pourraient faire croire, je n’ai pas rejoint la confrérie des sœurs-catéchisme qui fustigent les personnes qui trompent, je suis même plutôt souple en la matière, certainement aussi car c’est un problème que je n’ai pas personnellement. Merci Dr Freud, on exècre le plus souvent des choses que l’on n’accepte pas chez nous. En la matière je suis neutre car je n’ai absolument aucun intérêt pour cela. Histoire de tempérament, je ne fais pas d’effort particulier, c’est comme ça et c’est tout. Je ne porte pas de jugement de valeur non plus sur ceux qui le font et qui dans la foulée mettent fin à leur relation. On a le droit de ne plus aimer l’autre, de le quitter avant de passer sa tête dans la centrifugeuse, c’est d’ailleurs même conseillé MAIS on peut avoir la courtoisie de ne pas se dédouaner complètement de toute responsabilité.
A être tellement attentif à ne pas se culpabiliser on en vient à ne pas assumer.

L’épilogue de ma mésaventure du cinéma s’est terminée quelques jours plus tard. J’ai décidé de ne pas en rester là. Par soucis éducatif et influencée par les mots de ma grand-mère (qui m’avait expliqué le plus sérieusement du monde comment mettre un poing dans la figure à quelqu’un sans se blesser le pouce). Ses mots étaient simples mais si justes : « A trop accepter de choses, on devient une lavette ». J’ai donc fait un petit topo de ce qui s’était passé à mon neveu et ma nièce. Je ne veux pas être une lavette. Ma nièce m’a fixée en papillonnant du regard comme si elle voyait le meilleur des films et m’a demandé « et qu’est-ce qu’il t’a répondu quand tu lui as dit qu’il ne devait pas nous dépasser ?» « Il a dit que j’avais tort et il ajouté la prochaine fois tu te tais ». Silence. Puis j’ai continué « C’était un vieux con ». On oublie le côté éducatif. Mais l’éclat de rire qui a suivi fût la meilleure des conclusions.

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